Un projet de deux ans ! Tout remonte à une conférence que j'avais donné en novembre 2009, pour l'APRIL, chez Eyrolles. La librairie-maison d'édition cherchait justement quelqu'un. Au début, pour remettre à jour le Ficheux, dont il était clair que la seconde édition avait vécu. J'ai décliné cette proposition : le Ficheux, c'est le travail, l'approche pédagogique de Pierre, et non seulement c'est à lui de continuer son travail, mais en plus, je suis bien incapable d'avoir le même style, clair, synthétique, mais en même temps, arrivant à faire fi des absences, des trous dans l'exposition des techniques. J'ai donc expliqué que j'étais du genre universaliste, et surtout, que je voulais faire autre chose, quelque chose de différent de ce qui était en fait déjà publié en anglais (parce que ça revient au même, que ce soit en français ou en anglais, pour un Français).

J'avais identifié ceci : aucun ouvrage de la littérature ne permettait de commencer un projet Linux embarqué, ni de le mener à bien. Par où commencer ? Quels sont les obstacles ? Où met-on les pieds ? Comment arriver à bon port ? Un exemple simple : comment fait-on un firmware ? Pas un seul ouvrage pour nous le dire ! (en fait, il y avait un livre que je ne connaissais pas et qui a à peu près cet angle, mais il n'a jamais percé, sans que je comprenne trop pourquoi étant donné sa qualité)

L'idée a été acceptée, et alors que je m'étais toujours dit que je ne me mettrai jamais dans une telle galère, j'ai donc débuté la rédaction. Mon éditrice de l'époque m'avait demandé un sommaire, pour commencer. C'est là que j'ai déterminé une division selon la progression d'un projet : étude de marché, spécifications, réalisation, intégration. Et puis les sous-parties, qui n'ont quasiment pas bougé depuis. J'ai commencé à en rédiger des bouts, que j'avais en tête (par exemple la paravirtualisation), en attendant le go de l'éditrice. Qui, à mon grand désespoir, trouvait toujours quelque chose à redire : il ne faut pas numéroter comme ceci, pas aligner comme cela... Au bout de trois mois (!!) à comprendre la nomenclature locale et le jargon inconnu (local lui aussi...), le sommaire n'était toujours pas jugé satisfaisant : libellés pas super, organisation pas top. Ah. Aucune indication de ce qui ne va pas. Je fais donc intervenir mon ex (vous saurez tout sur ce bouquin...), ancienne de l'édition, avec qui je parle du projet depuis un bout de temps : on discute du projet, et puis on passe un grand coup de neuf sur le sommaire, avec des intitulés "démagos", comme elle dit ("osons parler du droit", par exemple).

Je soumets... Et n'ai aucune nouvelle. En fait, j'apprends plus tard que mon éditrice était déjà partie en congé maternité ; après ça, elle a carrément quitté la boîte. Heureusement, je n'ai pas attendu  — et n'avais pas signé quoi que ce soit. J'en étais arrivé à une conclusion, à force : ce que je voulais faire était un OVNI, un livre comme il n'y en a jamais eu dans l'informatique, transverse, universel, réfléchi, bourré de références vers l'extérieur, une porte d'entrée, en somme. Or, chez Eyrolles, la politique éditoriale est la suivante : le livre doit se suffire à lui-même. Ça veut dire extrêmement peu de liens extérieurs et une impression donnée au lecteur qu'il a fait le tour complet du sujet en lisant le seul ouvrage. Peu importe que ce soit mensonger. Évidemment, ce n'est pas du tout ma façon de penser ; en fait, à la fin de la période de rédaction, mon livre comptait plus de 600 notes de bas de page. Oui, 600. Avec des "infra" et des "supra" ; monté comme une thèse ou un livre de droit.

Juin 2010, j'ai aussi appris que Pierre Ficheux avait entrepris la mise à jour de son propre ouvrage ; Eyrolles avait donc initié les deux projets simultanément, mais sans le dire à aucun de nous deux (ce qui m'a confirmé dans mon choix de m'en détacher, à vrai dire — au final, la troisième édition de Pierre est extrêmement didactique, et un miroir total de mon livre, aucune concurrence entre les deux à mon sens). C'est à partir de là que j'ai réellement commencé l'écriture : jusqu'alors, il devait y avoir une quarantaine de pages écrites, tout au plus. Bien loin des 250 pages que devait faire au final le document ODT (et non LaTeX, pour rester compatible avec la feuille de style Eyrolles que je n'ai jamais utilisée — le poids de l'histoire ; il aura fallu migrer en .DOC, plus tard : les éditeurs vivent à l'âge de pierre sans outils adaptés, de toute façon, et il est vrai que Word est plus puissant que OOo pour gérer les notes sur le texte).

L'écriture d'un livre pareil, ça veut dire travailler tous les jours jusqu'à deux heures du matin, et tous les weekend. Jamais au boulot, pas même entre midi et deux — j'avais donc un système à travers Google notes pour mettre de côté des liens, des idées à développer, des oublis à combler, que je reprenais le soir. Chez les clients ou en formation, il m'est aussi arrivé de noter des points particuliers à inclure ou à étoffer — d'où les remerciements pour mes "cobayes tous désignés". J'ai fouillé les aspects économiques, sociologiques, comportementaux, méthodologiques, tout ce qui était périphérique à la réalisation, tout ce qui est le projet lui-même, en réalité. Et côté réalisation, j'ai essayé le plus possible de parler de ce qui manquait sur le net et dans les livres, de ce qui n'est jamais trop clair ; ça m'a pris un temps fou à faire des recherches, parfois quatre heures pour dix lignes d'écriture ! J'ai donc écrit en désordre, au fil des trouvailles, par complétion, ce qui nécessite d'avoir le schéma global en tête, et prend encore plus de temps (pour éviter de mal classer l'information ou de la doubler extensivement). Mais ça permet aussi de brasser le plus possible, de repenser à ce qui a été écrit, d'agir par couche successives, comme le peintre à l'huile (j'adore cette métaphore). Parfois, j'ai repensé à la correspondance des compositeurs du XIXe, un peu perdus, qui ont l'impression d'avancer en terre inconnue, de créer quelque chose de grand, de novateur, peut-être de révolutionnaire, mais de douter affreusement en même temps : l'échec n'est jamais loin.

Et c'est ainsi qu'en avril 2011, j'avais quasiment fini la rédaction du livre, à l'exception des sections sur le boot du noyau (avec les logs commentés, quelque chose qui n'avait jamais été fait non plus) et les traces. C'est à ce moment-là que j'ai cherché un éditeur.

Soyons clair : la France est extrêmement pauvre en édition informatique. Et chacun se place sur un terrain particulier : ENI est plutôt pour les débutants (et leur qualité de publication est assez bof), Eyrolles pour les étudiants et pros, Dunod pour l'universitaire, et Pearson. Pearson, c'est un peu compliqué, on ne les voit pas beaucoup, mais c'est tout de même Tanenbaum (si je regarde ma très fournie bibliogeek, ce n'est même que ça, un livre sur Matlab et un autre sur LaTeX). Le geek moyen n'a que faire de la maison d'édition, mais personnellement, féru de détails, j'ai toujours associé Pearson à une qualité d'édition certaine, de belles couvertures grises, un beau papier, et un prix un peu trop élevé (mais on paie la qualité, après tout).

Il se trouve que chez Lina, la femme d'un (nouveau) collègue était traductrice, notamment pour Pearson : j'ai donc eu un contact direct. Par manque de chance, mon projet sortant des clous, il a fallu un bon mois et quatre fois les mêmes explications pour me faire ré-aiguiller vers le service "pro", différent du service "étudiant" — c'est pourquoi je n'ai pas de couverture grise... Pearson France (puisque le groupe est international), c'est un peu l'aventure... En tout, il aura fallu trois mois, pour que je sois fixé sur le sort de mon tapuscrit. J'ai même un peu perdu patience, à un moment, et suis allé taper à la porte de Dunod, voir ce qu'ils en pensaient (pour la petite histoire, l'éditeur de la section informatique est un homonyme parfait de mon paternel). J'ai découvert le monde étrange de l'édition. Où chacun vous raconte totalement l'opposé de son concurrent, tout en clamant posséder la vérité universelle (sur le fait que l'auteur doit faire ses schémas lui-même — vous savez pourquoi à présent les schémas chez Dunod ne sont jamais bien propres —, par exemple). Bref, chez Dunod, on adorait l'idée, mais on ne comprenait pas la construction du livre (par exemple, on me reprochait de ne pas assez prendre la parole. Heu ?) ; chez Pearson, on adorait le tout (même si quelques maux de crâne), mais il fallait justifier en long, large et travers pourquoi c'était très bien d'écrire comme ça (ceci dit, il aura fallu se battre un peu pour garder les prises de parole personnelles...).

J'ai ainsi compris quelque chose : les éditeurs ne savent ABSOLUMENT PAS à qui ils s'adressent. C'est dramatique. Dans la catégorie abscons, on m'a demandé chez Dunod qui pourrait écrire ma préface, dans le monde universitaire : sérieusement, est-ce qu'un seul professionnel de l'informatique en général et de l'embarqué en particulier connait une "référence universitaire" et lui accorderait un crédit quelconque ? Et pour Pearson, j'ai donc dû monter un dossier, pour estimer à la louche combien de lecteurs potentiels cela pourrait toucher, pour estimer les ventes. Oui, Linux embarqué, l'OS qui concerne 50% du marché de l'embarqué dans le monde ! Quand on pense que des manuels sur BSD sont publiés, je ne m'y attendais pas... Autre problème : quel est le public visé ? Personnellement, je m'en contre-fiche : chacun trouve ce qu'il y veut ! Eh bien non : chez les éditeurs, tu choisis entre béotien (ce qui a l'air aussi de comprendre l'amateur, fut-il éclairé), étudiant ou professionnel, un seul exclusivement, et tu t'y tiens (à noter que le chef de projet n'est pas même considéré : le pro est l'ingénieur, point). Penser que la même personne peut être successivement tout ça ? Que l'ingénieur et son chef pourrait avoir la même base mais prendre des bouts différents ? (tout en apprenant l'un sur l'autre au passage) Oulah ! Idem, longues tractations, et en réalité, c'est passé parce que j'ai joué l'usure et la désorganisation interne (les éditeurs sont aussi débordés que démunis de bonne gestion — il y a toujours un lien entre les deux), plus que par réelles convictions... À noter qu'en fait, aucun éditeur n'a jamais vraiment investi un salon, interviewé des ingénieurs, notamment sur leurs usages des ouvrages... Aucune étude de marché, même basique, en somme. Heureusement, j'ai eu des soutiens extérieurs pour me conforter dans mon choix de rupture.

En parallèle, j'avais tout de même lancé les relectures. J'ai ciblé plusieurs types de lecteurs : les béotiens, les clients, les ingénieurs non-experts en la matière (merci les amis de l'EPITA promo 2006 !) et évidemment, les experts pouvant corriger les erreurs éventuelles (à ce niveau, les deux meilleurs ont été Chritian Charreyre pour la première moitié, et mon ami Patrick Foubet pour la seconde — l'un des très rares en France à pouvoir relire entièrement cette partie technique, que je ne prétendrais pas moi-même entièrement maitriser !). Bref, j'ai cité tout le monde dans la rubrique remerciements. J'avais aussi lancé Denis Bodor, rédacteur en chef de Linux mag et OpenSilicium, sur l'écriture de la préface (j'avais auparavant proposé cela à Pierre, dont le Linux embarqué 3e édition venait de sortir, mais devant l'absence de réponse, j'avais considéré que c'était quelque peu un refus) ; finalement, sa réponse n'est venu qu'en septembre ou octobre, mais la réception de ses lignes a été l'un des plus beaux cadeaux qui soit. Bref, en attendant la réponse de l'éditeur, j'en ai profité pour corriger le document dans les détails. Essentiellement pour des désambigüisation, ou encore pour des ajouts de précisions (plus quelques erreurs, mais rien de bien sérieux, ouf — ceci dit, l'erreur est ma hantise absolue, travers de perfectionniste au dernier degré). C'est aussi en juillet que j'ai enfin pu trouver le titre de l'ouvrage, non sans l'aide d'une amie complètement étrangère à ces considérations. Je voulais faire ressortir le côté "libre embarqué", mais ça ne sonne pas bien, et ce n'est pas commercial ; en revanche le sous-titre insiste bien sur l'aspect progression et projet.

Il était clair aussi que le style ampoulé de rédaction, avec des parenthèses à volonté (je ne sais pas si vous avez remarqué, mais j'ai une tendance naturelle à l'aparté et à la pensée en arborescence — je ne crois pas que ça se soigne), rendait le tout difficile d'accès, si ce n'est indigeste. Accessoirement, l'ingénieur moyen ne lit pas d'ouvrages universitaires, et se trouve aussi désemparé qu'une poule devant un couteau dès qu'il rencontre une note de bas de page... Bref, travail de l'éditeur absolument obligatoire, auto-publication pas même concevable.

Juillet 2011, Pearson réapparaît : c'est accepté ! Là recommencent... les galères. Déjà, il a fallu arrêter le texte, que je devais mettre à jour en attendant (et comme par hasard, beaucoup de choses ont bougé à ce moment-là !), en plus des corrections. Ensuite, j'ai connu la douleur partagée de tous les auteurs : l'édition. Je reviendrai sur ce sujet dans un billet séparé : l'édition est le métier le plus bordélique que je n'ai jamais croisé (et pourtant, l'informatique a mis très haut la barre !). La nouvelle qui m'a fait le plus plaisir a été de savoir que c'était Dominique Buraud, anciennement O'Reilly France, qui allait s'occuper de mon livre (on m'avait annoncé dès le début que ce serait une éditrice externe qui serait compétente dessus — oui, chez Pearson, maison monstrueusement grande, on manque de personnel...). Il se trouve que j'avais hésité à présenter mon ouvrage à digit books, car je crois dur comme fer à l'édition numérique. Mais deux paramètres ont orienté mon choix : d'abord, le marché auquel s'adresse mon livre est celui de l'industriel, qui en est encore au papier (combien n'ont même pas Internet au travail !) ; ensuite, Pearson est extrêmement connu pour la qualité intellectuelle de ses ouvrages (autant que Dunod, mais l'aspect international en plus), et il se trouve que c'est eux qui font aussi passer le GMAT (c'est donc très stratégique) (il y a aussi un aspect "famille" quand on partage un même éditeur, et en l'occurrence des auteurs d'économie ou de stratégie m'intéressant particulièrement ; mais tout ça, c'est du long terme).

8 %. C'est ce que je touche sur chaque livre vendu. Ça fait autour de 3,50 € avant imposition. Sur les 43€ que coute le bouquin — il devait faire 42 €, au début, je suis sûr que nous perdrons des ventes, étant donné le prix plus élevé de 4 € par rapport à la norme du marché (+12 % !), alors que 42 nous aurait motivé les geeks (mais je crains que les commerciaux de la maison ne sachent vraiment pas où ils mettent les pieds, le prix du numérique est aussi trop élevé, de 10 € à mon sens — pour information, l'auteur ne choisit rien, il subit, même la couverture, mais je reparlerai de tout ça à part).

La vie éditoriale fut donc longue et difficile. D'autant que la consigne a été d'éliminer deux choses : les notes de bas de page et le style universitaire. Côté notes, peu ont survécu en tant que telles, l'écrasante majorité est devenue des encadrés, une petite partie a été sacrifié — quelques petites blagues, notamment (par exemple pour souligner le jeu de mot entre "patent" et les brevets) —ou encore censurée ("vous ne pouvez pas dire ça" — mais heu !!). Il y a aussi l'anglais (comment traumatiser un éditeur ? Oui mais voilà, notre matière parle en anglais ou en franglais, c'est un fait, il n'y a pas le choix ! — débOguer, ce n'est donc pas de moi, hein) ; et les prises de position avec du "je" dedans — ça aussi, ça choque le Français, alors que c'est la norme ailleurs ! Combien de fois n'ai-je pas regretté d'avoir écrit mon livre en anglais ? (d'un autre côté, quand je parle spécifiquement du marché de l'industrie française, ça aurait étrange) Tractations, réécritures, épuisant pour nous deux. Et encore, je n'ai fait ça qu'une seule fois (Dominique, c'est toute l'année, mais je ne sais pas trop si je ne suis pas un client un peu spécial, quand même... Et c'est pour cela que les éditeurs aiment accompagner un livre dès le début — ce qui pour moi, comme je le disais aurait été vécu comme un carcan empêchant l'innovation). Qui plus est, il a aussi fallu, en parallèle, remettre à jour l'ouvrage au fil des sorties, déplacer des morceaux, rajouter des découvertes que j'avais faites entretemps ou encore rajouter des bouts qui se sont avérés manquants à l'usage, comme la section sur la gestion de projet par la méthode Agile. Tout le mois d'octobre, je ne suis sorti de chez moi que pour aller au concert ou à l'opéra ; le reste du temps, la nuit, le weekend, je bossais le livre ; j'ai raté un tas de films au ciné... (et il y a des amies qui me boudent, maintenant...) Au passage, je maudis donc la renumérotation du noyau et la mort clinique de MeeGo...

Bref, après un repoussage de sortie (suite à une gueulante de ma part : certes je veux un résultat parfait, mais là, ce n'était pas même médiocre, la foire à la coquille — un peu quand vous livrez un super-logiciel mais qu'il n'y a pas eu de phase de test, et que ça plante d'entrée de jeu), l'impression a été lancée en novembre, pour une sortie le 9 décembre.

Et c'est ainsi que naquit mon livre. On le trouve sur le site de Pearson, sur la FNAC, sur Amazon, en numérique aussi (PDF uniquement : j'ai demandé SANS DRM, du coup... il y a du watermarking, ce qui n'est pas possible en ePub — c'est d'une stupidité incommensurable, cette non-décision, étonnez-vous que la France soit à la ramasse en numérique !). Et bon, 43€, je m'en excuse (c'est 5% moins cher sur le net — tout en restant supérieur au seuil psychologique de 39€, je vous jure...). Il n'y a pas encore de critique sur le site des vendeurs en ligne : n'hésitez pas à louer mon travail !  :)

Depuis, j'ai eu droit à des revues de presse : ElectroniqueS (édito par le rédacteur en chef François Gauthier), OpenSilicium de janvier-mars 2012 (actuellement en kiosque, une page écrite par Denis Bodor), un petit encart ridicule sur Planète Linux (mais merci quand même), et paraît-il bientôt quelque chose dans un magazine OpenSource qui sera distribué sur Solutions Linux. C'est aussi une fierté. Tellement de travail... qu'il va falloir mettre à jour à présent !